Les époques

Une fois l’école obligatoire terminée, Mario Comensoli devient apprenti coiffeur, commis, manœuvre dans le quartier de Molino Nuovo de Lugano. Il commence à faire des portraits des touristes en villégiature à Lugano jusqu’à ce que René Daetwyler, propriétaire de l’hôtel Esplanade, perçoit ses talents de peintre et lui met un petit espace à disposition dans la dépendance de son hôtel. Comensoli fréquente l’école du nu de Carlo Cotti et l’atelier du peintre sculpteur Giuseppe Foglia. Il fait de fréquents voyages en Italie et approfondit, grâce aussi à son ami Giuseppe Martinola, archiviste cantonal et critique d’art, la connaissance des maîtres du vingtième siècle. Avec Martinola – qui s’exerce aussi à l’art de la peinture – il peint de nombreux paysages. Profitant d’une bourse d’étude de la Fondation Torricelli, il s’installe à Zurich où il suit les cours de peinture et d’architecture à l’ Ecole d’ arts appliqués et à l’Ecole Polytechnique.

En 1945, suivant les conseils de Giuseppe Foglia très informé sur la scène parisienne, Comensoli se rend à Paris. Il s’y rendra ensuite régulièrement jusqu’en 1953 pour des séjours relativement longs de deux à trois mois. Il s’enthousiasme pour Picasso dont il visite les plus grandes expositions comme en témoignent les lettres qu’il envoie à Zurich à sa femme Hélène Frei qu’il a épousée en 1945. Conquis par la période cubiste, Comensoli se soumet à une dure discipline figurative qui signifie pour lui la conquête des corps dans l’espace. Une leçon qu’il n’oubliera jamais dans les diverses phases de son parcours artistique.

Au cours de ses séjours parisiens, Comensoli entre en contact avec divers artistes tels que Mirò, Borès, les frères Alberto et Diego Giacometti, Edouard Pignon. Avec l’artiste italien Giuseppe Orazi, “Horace” pour les amis français, il partage un appartement et l’atelier de Montparnasse: une rencontre fructueuse puisque les deux artistes entament une phase créative que la revue culturelle « Les lettres françaises “ définit comme “la Peinture du Mouvement “: “Couleurs et formes – écrit le magazine littéraire - participent à une construction qui oblige le regard à se déplacer, à suivre les lignes qui ne sont pas de simples arabesques, mais qui tracent la trajectoire d’un sentiment, d’une action”. Pour Comensoli Il s’ agit là de la conquête convoitée de l’espace; il abandonne alors le chevalet et les paysages de plein air et,entre Zurich et Paris, laisse libre cours à son imagination et à sa joie chromatique en créant de grandes toiles qui mettent en scène danseurs, luttes, activités de chantier.

Comensoli porte ces toiles ainsi que certains travaux de la période picassienne à Zurich où, les milieux culturels et en particulier le futur directeur du Kunsthaus René Wehrli, lui ouvrent les portes du Musée Helmhaus pour une grande rétrospective. La critique l’accueille avec enthousiasme, mais l’écho du succès se répand jusqu’à Paris où Horace n’apprécie guère le fait d’avoir été oublié dans le catalogue comme, lui aussi, interprète et inspirateur de la Peinture du Mouvement. Dans un article des Lettres françaises, un écrivain ami de l’italien accuse Comensoli d’ingratitude et s’expose jusqu’au point d’accuser le peintre suisse de plagiat. Mario Comensoli en est tellement affecté qu’il menace d’intenter une action juridique. La crise aura tout de même une issue positive et sera décisive dans la naissance d’un nouveau Comensoli « libéré – pour reprendre ses mots – de l’infantilisme des avant-gardes perçues comme des formules vides ».

Jusqu’au début des années 50, Mario Comensoli s’essaie à la sculpture. Son maître est le sculpteur Emilio Stanzani (1906-1977). Ce dernier vit entre Zurich et Paris, à la Cité Falguière où il a son atelier. Ce quartier regroupe des ateliers, construits avec des matériaux provenant de l’exposition universelle de 1906, mis à la disposition d’artistes désargentés. Modigliani, Soutine et Foujita y vécurent. Malgré un talent prometteur, Comensoli ne poursuit pas dans cette voie. Quelques sculptures de valeur, preuves de ses dons de plasticien, sont conservées au Centre Comensoli de Zurich.

En quelques années, l’émigration massive en provenance de l’Italie change profondément le visage de la Suisse. Les statistiques officielles qui ne prennent pas en compte le grand nombre de saisonniers, précisent qu’en seulement sept ans - entre 1965 et 1972 – les ouvriers étrangers avec permis de résidence annuel passent de 377 000 à 721 000. Tandis que les peintres suisses célèbrent le triomphe de la géométrie ou se réfugient dans l’expressionisme abstrait, Comensoli découvre “la nouvelle esthétique” des ouvriers immigrés. Il les représente avec une touchante adhésion qui s’explique à travers les souvenirs des années difficiles de son enfance. “Ils avaient changé notre réalité, ils remettaient en question nos habitudes, ils nous provoquaient. Toute la société – affirme Comensoli dans une interview au journaliste Frank A. Meyer – devait tout à coup se confronter à la vie de ces hommes qui, à l’improviste, étaient sur les chantiers, dans les restaurants, les gares. Ils ensorcelaient notre quotidien. Pour moi ils étaient la nouvelle esthétique. Il m’était impossible de les éviter, je devais les peindre. Dans mes peintures ils devenaient poésie”.

Carlo Levi, l’auteur de “Le Christ s’est arrêté à Eboli” reste impressionné par le récit pictural de Comensoli et l’invite à Rome à la galerie San Luca pour une exposition. Au cours du vernissage Mario Comensoli se heurte au maître du réalisme italien Renato Guttuso: le motif ? Guttuso reproche au peintre suisse le ton humble, soumis des ouvriers, la mélancolie et la souffrance de ceux qui devraient représenter le “soleil de l’avenir “. Bien différent le jugement de Carlo Levi : selon l’ écrivain “Comensoli nous raconte de façon simple et austère, le destin de ses personnages. Le ton est fraternel ; c’est le point de vue de celui qui vit et ressent les mêmes choses et ne cherche pas une singularité mais une ressemblance”.

Mario Comensoli peint aussi son père Albino qui était ouvrier matelassier. Malade depuis longtemps, celui-ci meurt dans un hospice à l’âge de 82 ans. Il avait adressé de nombreuses cartes postales à son fils dans lesquelles il exprimait sa fierté à l’égard de son travail d’artiste.

Ce sont les années du boom économique. Et Comensoli s’intéresse aux protagonistes de ces années là pour en raconter les frustrations inévitables, l’ennui, l’aliénation, les névroses liées à la philosophie de la possession. En 1962, à la galerie Walcheturm de Zurich, il expose les toiles “Begegnungen 62” témoignages d’une société malade orientée vers la recherche convulsive du superflu.

En 1968, les révoltes des jeunes, de Paris à Berlin, de Zurich aux campus des universités américaines, se répandent dans tout le monde occidental, créant les prémisses des changements radicaux du tissu social. Mario Comensoli ne pouvait rester indifférent à tous ces bouleversements qu’il vivait à Zurich. L’artiste, qui avait décrit la marginalisation des immigrés et, avec un regard critique et ironique, la bourgeoisie du miracle économique, il se laisse maintenant inspirer par les Globuskrawalle, ces manifestations des jeunes qui revendiquaient un centre culturel autonome dans les grands magasins abandonnés de Globus situés à deux pas de la gare centrale.

Comensoli nous laisse donc un fort et originel témoignage de ces événements. L’ emplois anticonformiste et obsessionnel de formes et couleurs, partiellement tributaire des enseignements du pop art, représente un tournant dans sa narration figurative.

En 1971, Mario et Hélène Comensoli se rendent à Ischia où ils sont confrontés aux premiers signes du tourisme de masse. Avant de porter son attention sur la destruction de l’environnement en adhérant aux campagnes écologiques, le peintre s’en prend à la consommation dans ses formes les plus aberrantes. Il le fait toutefois en ne suivant que son instinct, s’appropriant de certains symboles du quotidien dont il renverse la signification, créant ainsi une promiscuité de valeurs, d’objets, de personnes, en bouleversant les hiérarchies et en détruisant les idéologies. Cela donnera naissance à une exposition itinérante, baptisée Tell 73, dans laquelle Comensoli à travers de grandes toiles crée une sorte de contre-chant ironique des mythes, des héros et des stéréotypes de la Suisse pastorale.

Le thème du féminisme militant, du pouvoir aux femmes, était une des composantes de la révolte du 68 et Mario Comensoli s’est emparé de cette thématique à sa façon, créant en 1975 avec la galériste Jamileh Weber, la Chapelle des ineffables contradictions. La galerie zurichoise tapissée de toiles qui s’inspirent des instances féministes fut aussi le cadre de débats repris à la télévision auxquels participèrent des sociologues, femmes au foyer, députés à Berne. “La représentation de Comensoli – écrit à cette occasion Guglielmo Volonterio – est tout et son contraire: masculin et féminin, optimisme et pessimisme, exhibition sexuelle et impuissance ». Après le succès de l’exposition zurichoise, Pro Helvetia réinstalle la Chapelle à Paris deux années plus tard dans les salles de la Porte de la Suisse.

Encore une fois Comensoli s’abreuve à la source des jeunes, fils de ces immigrés venus en Suisse vingt ans auparavant avec leurs valises en carton. Les Suisses les appellent “les italos”. Entre eux ils s’expriment dans un italien aux accents méridionaux, une sorte de langue franque parsemée ça et là de termes suisses-allemands. Ils sont vifs et suffisamment transformistes pour se glisser dans les traditions du monde protestant sans perdre leur identité. Ils travaillent dans les usines, les pizzerias qui poussent comme des champignons dans les villes supplantant brasseries et tea-rooms, et sont les rois du samedi soir dans les discothèques de la périphérie. Dans une série de peintures destinées à une exposition organisée dans le cadre du Festival du cinéma de Locarno de 1978, Comensoli habille ces jeunes avec la livrée solennelle des personnages de la commedia dell’arte et des vendeurs de popcorn, et les fait agir sur le fond magique des salles de cinéma . Ils ont des boucles blondes oxygénées qui montrent leur insertion dans le monde allemand, mais leurs grimaces, l’agilité, l’ironie viennent du sud, de la commedia dell’arte. “Dans la peinture l’italianité est peut-être l’essence même de la dynamique“ note Mario Comensoli. En effet, le contraste entre la machine des illusions, que Comensoli représente en utilisant des collages d’affiches de cinéma évocateurs d’une réalité mythologique, et la vitalité insolente de ces jeunes, crée des effets surréalistes et sarcastiques. C’est avec autant de succès que Mario Comensoli porte cet univers du Grand hôtel de Locarno au Kunstgewerbemuseum de Zurich, puis en France à Poitiers et au festival de Cagnes-sur-Mer.

“Il m’arrive d’observer - raconte Comensoli - un jeune électricien travaillant sur un chantier. Il va et vient, impeccable comme un petit Travolta. Veste en cuir noir, jeans et chaussures de tennis, il semble sorti de mes tableaux”. A Zurich, on les appelle ironiquement “les Travolta d’Oerlikon » (un quartier de la périphérie industrielle), ce sont des “italos” qui se sentent très proches des italo-américains de Brooklyn: ils s’appliquent avec passion à danser comme les héros de la “Fièvre du samedi soir”, cherchant le rachat de l’exclusion. Le thème de la danse est une constante dans l’œuvre de Comensoli, à partir des années 50 quand il collabora à Amsterdam à la chorégraphie d’un ballet.

Dans les années 80 la contestation des jeunes, des “no future”, agite Zurich. Et Mario Comensoli, sismographe des plus importants bouleversements sociaux, ne peut rester indifférent face à une protestation qui est aussi espérance de changement. Les jeunes de ce mouvement, appelé « die Bewegung », qui se distancient des “vieilles barbes” de 68, réclament des “zones franches”, des espaces autonomes où vivre leur contre-culture. C’est à partir de cela que naissent les peintures que Comensoli définit la “jeunesse en fermentation”, une série de tableaux dans lesquels les punks donnent vie à une parade de personnages hagards, de jeunes improvisant des danses irrespectueuses autour des feux des dogmes bourgeois. “Ces jeunes marginaux, leur histoire, leur poésie rendent visible ce que nous ne voyons pas et ne voulons pas voir: nous-mêmes”. Dans un rôle antithétique à ces personnages, Comensoli peint aussi le monde de ceux qui cherchent dans le succès financier leur propre réalisation illusoire, le monde lisse et maniéré des “yuppies”.

A la fin des années 80, naît à Zurich ce que l’on a appelé la “scène ouverte” de la drogue au Platzspitz, le parc du Musée national situé près de la gare centrale et rebaptisé par la presse mondiale “Needle park“ (le parc des seringues). Y affluaient les orphelins désespérés du Centre autonome, épave de la révolte de la jeunesse infiltrée de dealers puis fermé par les autorités. Expulsés à leur tour du Platzspitz, les toxicomanes venus de toute l’Europe s’étaient ensuite installés avec leur suite de dealers dans la gare abandonnée du Letten, le long de la rivière Limmat, à deux cents mètres à peine de l’atelier de Comensoli. Dans son local de la Rousseaustrasse, Comensoli note un passage des Lettres luthériennes de Pier Paolo Pasolini qui est un de ses auteurs préférés: “les fils que nous voyons autour de nous sont des fils punis: “punis” déjà, par leur malheur, et à l’avenir, on ne saurait dire par quoi, par quelles hécatombes…”

Si les jeunes des peintures dédiées aux “no future“ avaient encore une connotation, des vêtements, des coiffures qui se référaient au monde réel et exprimaient un message - si l’on veut – d’une innocence optimiste, ces personnages assument désormais une dimension indéfinie et dramatique. L’aspect effronté, fragile et arrogant des personnages se perd dans le fondu opaque d’où émergent des anges maudits, blancs, larvaires qui ont la sombre élégance d’une prophétie.

La peinture, le dessin au fusain lui viennent facilement et Comensoli d’une main très agile trace des arabesques, dessine des personnages avec une rapidité et un bonheur expressif qui sont seulement la tentative désespérée de vivre au mieux ces mois et ces jours qui lui restent. La mort le saisit dans son atelier le 2 juin 1993: il avait trop demandé à son cœur fatigué, négligeant les soins et les médecins qu’il craignait davantage que les affres de l’angine de poitrine.